On en est de plus en plus certain : le fond de l’océan souterrain d’Encelade, lune glacée de Saturne, est criblé de cheminées hydrothermales actives. Ce qui en fait l’un des lieux les plus prometteurs pour rechercher des formes de vie extraterrestre.
Qui croirait qu’au fond de l’océan Atlantique, à mi-chemin entre les Bermudes et les îles Canaries, se trouve une cité animée ? Et pourtant, dans l’obscurité qui règne à près de un kilomètre sous la surface éclairée par le Soleil, la nature a édifié une métropole sous-marine, un complexe de tours de calcaire hautes comme des gratte-ciel abritant des multitudes d’escargots, de crabes et de moules.
Les tours se forment par précipitation des minéraux contenus dans l’eau chaude alcaline qui jaillit des évents hydrothermaux parsemant le fond de l’océan. Les biologistes ont découvert cette « Cité perdue » exotique à l’aide de submersibles et de caméras contrôlées à distance au début des années 2000, et ils l’étudient depuis afin de comprendre comment les cheminées hydrothermales peuvent, si loin de la lumière vitale du Soleil, faire vivre des écosystèmes florissants.
Entre-temps, les planétologues qui exploitent la sonde spatiale Cassini ont fait dans le Système solaire externe une série de découvertes spectaculaires suggérant fortement que des cheminées hydrothermales semblables à celles de la Cité perdue existent aussi dans l’océan souterrain d’Encelade, une petite lune glacée de Saturne. Serait-il possible que la vie soit présente là-bas également ?
Bien sûr, la possibilité d’une vie extraterrestre est très alléchante pour les scientifiques, mais ces derniers se seraient de toute façon passionnés pour les cheminées hydrothermales, qu’elles leur fassent miroiter l’existence d’une vie extraterrestre ou non. Les données qui suggèrent une activité hydrothermale sur cette lune lointaine fournissent également des informations cruciales pour connaître la composition et la longévité de l’océan d’Encelade.
Sans cette activité hydrothermale, ces secrets auraient de bonnes chances de rester enfouis à jamais sous la croûte gelée, comme cela risque d’être le cas avec d’autres lunes dotées d’océans – par exemple Europe, lune de Jupiter – pour lesquelles on ne dispose pas de preuves solides d’une activité hydrothermale.
Une chaleur interne difficile à expliquer
Plus fondamentalement, l’existence même des cheminées hydrothermales d’Encelade constitue une énigme irrésistible pour les chercheurs. Outre l’eau, l’ingrédient le plus important nécessaire à une activité hydrothermale est à l’évidence la chaleur, mais les entrailles brûlantes de cette lune glacée sont difficiles à expliquer.
Encelade a un diamètre d’environ 500 kilomètres ; c’est assez peu pour une lune, et beaucoup trop petit pour retenir la chaleur primordiale qu’a laissée sa formation. Une autre source de chaleur doit donc être à l’œuvre dans ses profondeurs. Découvrir comment Encelade produit sa chaleur interne et la maintient pourrait révolutionner notre compréhension des lunes glacées et de leur possibilité d’héberger des formes de vie.
On a commencé à soupçonner la présence d’un océan sur Encelade en 2005, environ un an après l’arrivée de Cassini dans le système saturnien. La sonde a alors observé un énorme panache de vapeur d’eau et de grains de glace s’élevant à plusieurs centaines de kilomètres dans l’espace, et originaire du terrain tectoniquement actif qui entoure le pôle sud de la lune.
Grâce à une série de survols de Cassini, les chercheurs ont montré que le panache est formé par de multiples jets émanant de quatre fissures linéaires, tellement plus chaudes que leur environnement glacial qu’elles luisaient dans l’infrarouge.
Les scientifiques de la mission ont nommé « rayures de tigre » ces fissures et ont déterminé que leurs jets étaient la source de l’immense anneau ténu de particules de glace (l’anneau E) qui ceint le système d’anneaux classique de Saturne.
Cependant, la plupart des grains de glace émis dans les jets ont une vitesse insuffisante pour rejoindre cet anneau et retombent sur Encelade sous la forme d’une fine neige poudreuse. Sur la base des congères d’une centaine de mètres de haut qui recouvrent une bonne partie de son hémisphère sud, les chercheurs estiment qu’Encelade projette de l’eau dans l’espace depuis au moins dix millions d’années.
Initialement controversée, l’« hypothèse océanique » expliquant les jets d’Encelade a été confirmée par une longue série d’études de Cassini qui établissent irréfutablement la présence d’un océan global et souterrain.
Plus récemment, une analyse du champ gravitationnel, de la topographie de surface et de la légère modulation de la rotation d’Encelade a permis à Ondrˇej Cˇadek, de l’université Charles, à Prague, et ses collaborateurs (dont l’un de nous, Gabriel Tobie) de préciser la taille et l’étendue de l’océan.
Ces travaux suggèrent que la croûte aurait une épaisseur avoisinant 35 kilomètres au niveau de l’équateur d’Encelade, mais ne dépassant pas 5 kilomètres aux alentours du pôle sud. Le fond de l’océan se trouverait 60 à 70 kilomètres environ sous la surface, ce qui signifie qu’Encelade contiendrait une quantité d’eau équivalente à un dixième de l’océan Indien.
Et en utilisant les données recueillies par Cassini en 2009 et 2011, l’un de nous (Frank Postberg) a montré que son eau est alcaline et contient du chlorure de sodium (du sel de table) dans le panache éjecté. Cela signifie que l’océan est probablement posé sur le noyau rocheux d’Encelade et qu’il en lessive les minéraux.
L’indice crucial pour affirmer la présence de cheminées hydrothermales a été obtenu par l’analyseur de poussière cosmique CDA (pour cosmic dust analyser) de Cassini en 2004, avant même que la sonde n’atteigne Saturne et ne découvre le panache d’Encelade. Quand Cassini s’est approchée de Saturne, des pluies inattendues de nanoparticules véloces ont frappé le CDA comme de la grenaille.
Des années plus tard, après la découverte du panache, Frank Postberg a examiné la distribution en tailles et en fréquences des nanoparticules dans les données du CDA. Il a remarqué qu’aucune ne dépassait 20 nanomètres et que toutes étaient essentiellement composées de silice (SiO2), principal composant du quartz et du sable de plage.
Des nanoparticules de silice dans les jets
En utilisant des simulations pour déterminer les trajectoires les plus probables décrites par les nanoparticules de silice, Hsiang-Wen Hsu, de l’université du Colorado à Boulder, a pressenti qu’elles provenaient des parties externes de l’anneau E de Saturne.
Et comme nous savions que cet anneau est engendré par Encelade, la découverte suggérait fortement que les nanoparticules avaient pour origine la lune glacée. Leur composition s’est révélée être la preuve patente de l’activité hydrothermale d’Encelade.
De la silice pure éjectée d’Encelade, voilà qui était surprenant : la seule source plausible de ce composé se trouverait en profondeur sous la glace et l’océan, dans le noyau rocheux de la lune, où le silicium se trouve en général chimiquement lié à d’autres éléments tels que le fer et le magnésium.
Il est concevable que le broyage par collision de ces minéraux (quand les cailloux s’entrechoquent violemment et se brisent en morceaux de plus en plus petits) puisse créer des nanoparticules de silice. Mais ces particules devraient présenter une fourchette de tailles beaucoup plus large que celle observée par Cassini.
Il ne restait qu’une seule autre explication naturelle : les nanoparticules ont pu se cristalliser à partir d’une solution sursaturée d’eau alcaline très chaude et riche en silice s’écoulant à travers des roches, c’est-à-dire sortant de cheminées hydrothermales très semblables à celles que l’on trouve sur Terre dans la Cité perdue.
Sur le site de la Cité perdue, ainsi que probablement sur le plancher océanique d’Encelade, l’eau très chaude (plus de 90-100 °C) absorbe de la silice en remontant à travers les roches silicatées. Lorsqu’elle débouche dans l’océan environnant et se refroidit, sa capacité à transporter les minéraux absorbés diminue : il s’ensuit la formation de nanoparticules de silice.
À ce stade, d’autres molécules pourraient s’attacher aux nanoparticules, ce qui les ferait grossir, les alourdirait et entraînerait ainsi à terme leur dépôt sur le fond – à moins que l’eau ne soit alcaline et pas trop salée. Cette relation entre la taille/longévité des nanoparticules et la température/chimie de leurs berceaux aqueux offre aux chercheurs une fenêtre sans précédent sur les conditions qui règnent dans l’océan d’Encelade.
À la suite de la détection initiale des nanoparticules par Cassini, une équipe dirigée par Yasuhito Sekine, de l’université de Tokyo, a effectué des expériences en laboratoire pour confirmer le mécanisme de formation des nanoparticules et révéler les conditions régnant dans les profondeurs d’Encelade. Ces chercheurs ont trouvé que de l’eau à une température supérieure ou égale à 90 °C, ainsi qu’une alcalinité supérieure à celle des océans terrestres assortie d’une salinité légèrement inférieure, seraient optimales pour que se forment de petites nanoparticules de silice de grande longévité.
D’après leurs expériences, l’alcalinité de l’océan d’Encelade doit être comprise entre celle de l’eau de mer terrestre et celle des produits d’entretien ménager ammoniaqués.
Si elle était plus alcaline que l’ammoniaque, la grande solubilité de la silice qui s’ensuivrait ne permettrait pas aux nanoparticules de se former.
Et si l’eau était moins alcaline que l’eau de mer terrestre, il faudrait qu’elle soit extrêmement chaude pour que du dioxyde de silicium se dissolve en quantité suffisante et que se forment des nanoparticules de silice.
Un océan habitable ?
Mis bout à bout, les travaux de Frank Postberg, de Hsiang-Wen Hsu et de l’équipe de Yasuhito Sekine laissent penser que les riches écosystèmes de la Cité perdue et d’autres cheminées hydrothermales terrestres auraient des chances de survivre et prospérer si on les déménageait dans les profondeurs d’Encelade. En d’autres termes, l’océan de cette lointaine lune glacée semble potentiellement habitable.
Bien sûr, il se peut qu’Encelade soit aujourd’hui inhospitalière et que les nanoparticules de silice détectées par Cassini ne soient que les vestiges d’une activité hydrothermale ancienne ayant pris fin depuis longtemps. Mais les travaux de Yasuhito Sekine et d’autres collaborateurs suggèrent que tel n’est pas le cas.
En effet, dans les expériences de laboratoire et les modélisations numériques, les particules de silice fraîchement formées font en moyenne 4 nanomètres de diamètre, et ne grossissent que sur des durées de quelques mois au moins à quelques années au plus. Les données du CDA montrent que les nanoparticules d’Encelade ont en général un diamètre compris entre 4 et 16 nanomètres, sans jamais dépasser 20 nanomètres.
Par conséquent, les nanoparticules recueillies par Cassini ont dû se former peu de temps avant d’être mesurées. Sinon, elles seraient plus grosses qu’observé. C’est à ce jour la meilleure preuve que, à l’heure où vous lisez ces lignes, des évents hydrothermaux sont actifs sur le plancher océanique d’Encelade.
Du plancher océanique aux profondeurs de l’espace
À partir de la mécanique ainsi mise au jour, nous pouvons maintenant reconstituer le voyage d’une nanoparticule depuis le fond de l’océan souterrain d’Encelade jusqu’au Système solaire élargi.
Après s’être formée à l’interface entre les fluides riches en silice qui jaillissent des évents et l’océan environnant plus froid, une nanoparticule va passer de quelques mois à quelques années à remonter une épaisseur d’eau d’environ 60 kilomètres.
La surface de l’océan d’Encelade atteinte, la nanoparticule se fraye un chemin vers le haut par les fractures emplies d’eau qui zèbrent les quelques kilomètres de croûte glacée du pôle sud. L’eau de mer étant plus dense que la glace solide environnante, son ascension devrait s’arrêter à moins de un kilomètre sous la surface d’Encelade.
Mais là, l’« effet champagne » donne un coup de pouce supplémentaire : tandis que l’eau (qui contient du dioxyde de carbone dissous) monte et que sa pression décroît, des bulles de dioxyde de carbone naissent. Ces dernières aident l’eau à remonter jusqu’à, peut-être, une centaine de mètres de la surface d’Encelade.
Là, nous soupçonnons qu’elle remplit des cavités creusées dans la glace. Si près du vide spatial, les bulles de dioxyde de carbone qui éclatent et les basses pressions mettent ces masses d’eau en effervescence, d’où des projections de nuages de fine brume et de vapeur d’eau.
Les gouttelettes de brume gèlent rapidement en formant des grains de glace micrométriques, qui incorporent les nanoparticules de silice comme des raisins dans un petit pain. La masse nuageuse s’élève par des canaux qui traversent la glace superficielle cassante et sèche, comme le long d’une cheminée.
Une partie de la vapeur d’eau gèle sur les murs de glace, libérant la chaleur latente que nous voyons sous la forme d’une lueur infrarouge émanant des rayures de tigre de la surface d’Encelade. La vapeur qui ne gèle pas entraîne les grains chargés de particules vers la surface, les projetant dans l’espace comme des fontaines.
La plupart des grains du panache vont retomber à la surface sous forme de neige, mais ceux qui sont animés des vitesses les plus grandes échappent à Encelade pour aller s’accumuler dans l’anneau E. Là, du gaz ionisé érode les grains de glace et libère les nanoparticules de silice.
Celles-ci accumulent alors une charge électrique communiquée par le gaz ionisé et les électrons libres, et sont alors à la merci des très intenses champs électromagnétiques de Saturne.
Enfin, accélérées par les vents solaires, certaines des nanoparticules atteignent des vitesses allant jusqu’à un million de kilomètres à l’heure (environ 0,1 % de la vitesse de la lumière) et filent vers les confins du Système solaire. Il est même possible qu’une petite fraction des échappées atteigne l’espace intersidéral.
Pour élaboré, élégant et, à notre avis, véridique que soit ce scénario, il ne résout pas ce qui est devenu le mystère central d’Encelade : quelle est la source de la chaleur interne nécessaire au maintien de son océan dynamique ?
Cette chaleur, qui est essentielle pour que l’eau reste liquide, ne peut clairement pas être fournie par le Soleil. Les rayons de cet astre sont environ 99 % plus faibles sur Encelade qu’au voisinage de la Terre, ce qui confère à la lune glacée une température de surface proche de celle de l’azote liquide (– 196 °C).
La moitié environ de la chaleur interne de la Terre provient de la lente désintégration des isotopes radioactifs de l’uranium, du thorium et du potassium. Ce chauffage radiogénique entretient depuis des milliards d’années des températures de plusieurs milliers de degrés à l’intérieur de la Terre.
Bien qu’Encelade contienne probablement des concentrations comparables d’éléments radiogéniques, avec seulement 500 kilomètres de diamètre, cette minuscule lune perd sa chaleur interne beaucoup plus efficacement que la Terre. En l’absence d’une source complémentaire de chaleur, l’intérieur d’Encelade serait aujourd’hui complètement gelé.
La petite taille de la lune et sa faible gravité lui confèrent également une dynamique interne très différente de celle de planètes aussi grosses que la Terre : au sein d’Encelade, les plus basses pressions et les températures plus modérées limitent la compaction et la consolidation du matériau qui constitue son noyau, ce qui permet à l’eau de circuler à travers la roche poreuse et de produire des processus hydrothermaux au cœur même de la lune.
Ce tableau est bien différent de celui de la Terre, où la rapide augmentation de la pression et de la température avec la profondeur a pour effet de restreindre la circulation de l’eau aux derniers kilomètres de croûte avant la surface.
On pourrait s’attendre à ce que le lessivage du noyau d’Encelade accélère son refroidissement, évacuant toute chaleur radiogénique et interdisant les hautes températures nécessaires à la formation de nanoparticules de silice. Mais il y a encore une source possible d’énergie, en dehors du chauffage dû à la radioactivité, qui pourrait expliquer l’activité hydrothermale en cours sur Encelade : le chauffage par les marées.
De la même façon que les marées océaniques de la Terre résultent de l’attraction exercée par la Lune et le Soleil sur notre planète, l’intérieur d’une planète ou d’une lune qui suit une orbite excentrique non circulaire se déforme périodiquement au fil de son déplacement. Ces déformations, dues à la variation des forces gravitationnelles subies par le corps en orbite, créent une friction dans ses couches internes, friction qui à son tour produit de la chaleur.
Le chauffage de marée serait particulièrement puissant dans le noyau poreux et imprégné d’eau d’un corps tel qu’Encelade. Et effectivement, les données de Cassini indiquent clairement que les forces de marée exercées par Saturne ont une forte influence sur la minuscule lune : la luminosité de ses jets, donc la quantité de matériau éjecté, varient périodiquement au fil de la révolution d’Encelade autour de la planète aux anneaux.
À l’évidence, les fissures-cheminées qu’emprunte la vapeur d’eau chargée de fines particules liquides et solides pour traverser la glace ont elles-mêmes leurs parois tour à tour resserrées et écartées par les effets de marée, ce qui engendre aussi des quantités notables de chaleur.
Océan éphémère ou persistant ?
Ce que nous ignorons, c’est si l’océan observé aujourd’hui est un phénomène transitoire limité à quelques dizaines de millions d’années, ou une caractéristique persistante de la lune présente depuis des centaines de millions, voire des milliards, d’années.
Tout dépend depuis combien de temps l’action des marées chauffe l’intérieur d’Encelade, ce qui dépend à son tour de la façon dont la lune interagit avec Saturne ainsi qu’avec sa lune voisine Dioné.
Afin de comprendre ces interactions de marée, on peut considérer le système familier Terre-Lune, qui présente des ressemblances avec celui de Saturne et Encelade.
La Lune provoque des marées sur Terre, et Encelade en fait de même sur Saturne. Dans l’océan terrestre, ces écoulements de marée dissipent progressivement leur énergie sous l’effet des frottements sur les littoraux et le plancher océanique, ce qui ralentit la rotation de la Terre sur elle-même de façon mesurable.
Dans une centaine d’années, le jour terrestre sera ainsi 2 millisecondes plus long qu’il ne l’est aujourd’hui, et la Terre aura dissipé suffisamment d’énergie de marée lunaire pour que l’orbite de la Lune soit repoussée de près de 4 mètres.
De la même façon, les frottements de marée à l’intérieur de Saturne modifient de façon infinitésimale la rotation de la planète géante tout en augmentant la distance d’Encelade à Saturne et l’excentricité de son orbite. Des excentricités plus grandes se traduisent par des effets de marée plus prononcés (et donc plus de chauffage) sur Encelade.
En contrepartie, la dissipation au sein d’Encelade tend à réduire progressivement l’excentricité orbitale. Les premières estimations théoriques suggéraient qu’Encelade ne provoquerait qu’une faible friction de marée sur Saturne, ce qui aurait pour conséquence que son orbite perdrait son excentricité et donc que la durée de vie de l’océan, maintenu au chaud par les marées, ne dépasserait pas le million d’années.
Récemment, Valéry Lainey, de l’observatoire de Paris, et ses collègues (dont Gabriel Tobie) ont analysé en détail les mouvements des lunes de Saturne afin de poser des contraintes plus précises sur l’ampleur des frottements de marée à l’intérieur de la planète géante.
Ils ont trouvé que ces frottements au sein de Saturne sont au moins 10 fois supérieurs à ce que prédisent les modèles simples. Si elle est exacte, cette valeur plus élevée signifierait que l’excentricité de l’orbite d’Encelade est stable et durable, et que les marées seraient assez fortes pour maintenir un océan pendant des dizaines de millions d’années au moins, et potentiellement bien plus longtemps.
Or plus l’océan d’Encelade peut persister longtemps, plus grande est la probabilité que la vie puisse y émerger et prospérer.
Une autre source de chaleur : la serpentinisation
En dehors du chauffage de marée, une seconde source possible de chaleur est à considérer. Quand l’eau percole à travers la roche silicatée, elle peut hydrater et changer la nature cristalline de certains minéraux, ce qui libère d’importantes quantités de chaleur par un processus dit de serpentinisation.
Renforcée par la circulation aisée de l’eau à travers le noyau rocheux et poreux riche en silicates d’Encelade, la serpentinisation pourrait dégager une puissance de plusieurs gigawatts et constituer une part importante du bilan calorifique interne d’Encelade.
Tant qu’il y a de nouveaux minéraux intacts en contact avec l’eau qui circule, cette source de chaleur va persister.
Mais au bout de quelques millions d’années, quand la roche finit par être complètement serpentinisée, elle cesse de produire de la chaleur et, en l’absence d’autres influences telles que les frottements de marée, devrait se refroidir. Il semble donc que la serpentinisation ne soit pas, à elle seule, en mesure de maintenir un océan global assez longtemps pour qu’une chimie prébiotique puisse voir le jour.
La serpentinisation pourrait tout de même contribuer à de possibles milieux biologiques dans les profondeurs d’Encelade. Sur Terre, les scientifiques ont observé des processus de serpentinisation qui alimentent les évents hydrothermaux de la Cité perdue et d’autres sites sous-marins.
En plus de produire de la chaleur, ces réactions produisent de l’hydrogène, du méthane et d’autres composés organiques qui assurent la subsistance des microbes formant la base de la chaîne alimentaire de leurs écosystèmes isolés et privés de rayonnement solaire. En étudiant de tels organismes, certains chercheurs se sont demandé si la vie a vraiment besoin du Soleil.
Une réflexion renouvelée sur les possibilités de vie extraterrestre
À la fin des années 1980, Michael Russell, alors à l’université de Strathclyde en Écosse, a avancé avec des collègues l’hypothèse que des sources hydrothermales alcalines pourraient avoir été le berceau des premiers organismes vivants sur la jeune Terre.
Même si l’on n’en connaissait aucun sur Terre à cette époque, Michael Russell affirmait que de tels sites offriraient un environnement relativement clément et néanmoins riche en énergie où la chimie prébiotique aurait pu former les précurseurs des membranes, des métabolismes et des molécules autoreproductrices modernes.
Peu de personnes avaient pris l’idée suffisamment au sérieux pour l’examiner ou en débattre en dehors de cercles universitaires très restreints.
Mais la découverte de la Cité perdue a ravivé l’intérêt envers l’hypothèse de Michael Russell, la catapultant au premier plan des débats contemporains sur l’origine de la vie. Désormais, la découverte d’un environnement similaire au sein d’Encelade (et la possibilité qu’il en existe sur d’autres lunes glacées, telles qu’Europe, autour de Jupiter) modifie une nouvelle fois notre réflexion sur les possibilités de vie ailleurs dans le Système solaire.
La vie n’est plus nécessairement confinée aux surfaces chaudes et humides de planètes rocheuses éclairées par le Soleil : elle pourrait s’épanouir dans un éventail beaucoup plus large d’environnements, en étant alimentée pour tout ou partie par la chaleur des radio-isotopes, de la serpentinisation et des forces de marée.
Encelade et Europe pourraient n’être que la partie émergée de l’iceberg, car selon divers indices, il pourrait aussi exister des océans souterrains sur Ganymède et Callisto (des lunes de Jupiter), ainsi que sur Titan et Mimas (des lunes de Saturne), et même sur la planète naine Pluton.
Les chercheurs qui, comme nous, s’intéressent à la vie extraterrestre ne font que commencer à s’atteler à ces possibilités spéculatives et à leurs implications, mais il semble de plus en plus probable que nous ayons jusqu’à présent largement sous-estimé la fécondité biologique de l’Univers.
Pour l’heure, nous n’avons pas la certitude que l’intérieur des lunes glacées ait vraiment tous les ingrédients nécessaires à une habitabilité extraterrestre. La durée et l’intensité de l’activité hydrothermale au sein d’Encelade restent une question ouverte, et la possibilité d’une activité hydrothermale au sein d’Europe n’est guère plus qu’une spéculation.
La Nasa comme son homologue l’esa, l’Agence spatiale européenne, explorent activement ces questions et programment des missions vers les lunes glacées de Jupiter, qui pourraient partir à la recherche de panaches semblables à celui d’Encelade à la fin des années 2020 ou au début des années 2030.
Cassini va continuer à étudier Encelade jusqu’à la fin de sa mission en 2017, quand elle s’écrasera dans les profondeurs de Saturne afin de ne pas risquer de contaminer Encelade ou une autre lune glacée avec des formes de vie terrestre.
À terme, nous pourrions y envoyer une nouvelle génération de sondes qui se poseront sur Encelade et y effectueront des analyses in situ, voire y prélèveront des échantillons pour les rapporter sur Terre.
Pour l’instant, de telles missions n’existent que dans les espoirs et les rêves des astrobiologistes, mais peut-être plus pour très longtemps.
(Source : Science)