La danse des masques : rituels antiques sardes (vidéo)

…/…

Dans l’enclave de la Barbagia en Sardaigne, un rite païen multimillénaire nommé Carrasecare sonne la mort de l’hiver avec sa procession propitiatoire pour les récoltes et naissances à venir.

« Où allez-vous comme ça ? » me demande l’agent de location de voitures à Olbia, la ville portuaire dans laquelle je viens d’atterrir. Nous sommes dans le nord-est de la Sardaigne, à quelques mètres d’une mer Méditerranée turquoise, même en janvier. Avec un peu de mystère, je lui réponds que je monte dans la Barbagia, cette enclave montagneuse restée longtemps secrète et inaccessible.

« La Barbagia ? Vous partez dans le centre de l’île ? Vous allez voir combien nos coutumes sont restées intactes, là-bas ! Ici, sur la côte, on a été influencés par les envahisseurs grecs, étrusques, romains, turcs et arabes, mais là-bas, le vieux cœur sarde bat encore ! » me dit-il avec fierté.

Une heure plus tard, entourée d’une nature sauvage et montagneuse, j’aperçois çà et là, dans un décor grandiose de granit et de forêts de chênes-lièges, quelques rares villages cernés de milliers de moutons. Nous sommes le 16 janvier et je m’apprête à vivre la célébration la plus importante de tout le pays : le Carrasecare, rituel de lancement du carnaval, qui plonge ses racines au plus profond de l’ère préchrétienne.

C’est à Mamoiada, village ancestral de bergers et de viticulteurs dont les vies sont toujours étroitement liées aux saisons et à la terre, que ce rituel archaïque reprend vie chaque année depuis la nuit des temps.

Une bénédiction pluvieuse

Au moment d’entrer dans le village, j’entends des coups de klaxon, des rires et apostrophes en sarde, langue qui ressemble à un mélange de latin, de vieux français et d’arabe. Des hommes de tous âges, joyeux et enthousiastes, au volant de petits tracteurs, remorquent des charrettes remplies d’impressionnantes souches d’arbres, sous les félicitations joyeuses des passants.

Devant la mairie, je retrouve Baptiste, jeune Français vivant là depuis deux ans qui me dit avec joie :

« Ça y est ! Enfin ! L’arrivée des souches, c’est le début des festivités ! Ils vont préparer 50 grands feux dans tout le village, qui brûleront jour et nuit ! »

J’apprends avec étonnement que le tout premier feu à être allumé sera celui de la place de l’église et que le prêtre est sur le point de le bénir… « Un prêtre ? » ai-je à peine le temps d’articuler, avant que Baptiste ne m’entraîne au pas de course vers une grand-place où se presse la foule.

Il pleut très fort, le vent souffle par bourrasques violentes, mais devant moi, bravant les éléments, un prêtre sort effectivement de l’église, suivi d’une statue de saint Antoine portée par quatre hommes, deux enfants de chœur et une multitude de fidèles à peine visibles sous leurs parapluies.

Un feu de souches haut comme un homme brûle tant bien que mal sous la pluie, et le prêtre, suivi des fidèles, en fait le tour trois fois, créant ainsi une spirale humaine, puis le bénit avec solennité. La scène est saisissante : cet homme d’église tout en blanc se recueille devant le feu majestueux et prie tout haut, en sarde. Manuela, native du village et amie avec Baptiste, m’explique :

« C’est toujours la fête de Sant’Antonio Abate qui lance les réjouissances païennes et chamaniques qui vont suivre le lendemain. C’est justement parce que l’Église catholique s’est approprié cette fête en Sardaigne que les rituels ont survécu et n’ont pas été interdits ou étouffés. »

Devant mon air intrigué, elle poursuit :

« Je pense que quand le christianisme est arrivé en Sardaigne, il a trouvé des rites païens tellement enracinés qu’il a décidé de les absorber et de changer les noms des divinités présentes, c’est tout… Ainsi, d’après nos mythes sardes, c’est Sant’Antonio Abate (voir encadré) qui est descendu en enfer pour en ramener le feu qu’il a donné aux hommes, pas Prométhée. »

Je la remercie et, fascinée, je découvre les visages qui m’entourent : les hommes ont volontiers les yeux gris ou verts, les femmes ont les cheveux très noirs, des traits aquilins…

Me voilà au cœur de la Barbagia, dans cette Sardaigne multimillénaire où les peuples autochtones se sont retranchés puis mélangés avec ceux d’autres rives de la Méditerranée, donnant vie à un kaléidoscope de traditions uniques encore vivaces.

La Sardaigne : musée archéologique et mystérieux à ciel ouvert


En 1974, des agriculteurs occupés à labourer un champ butent sur ce qu’ils prennent pour un énorme rocher. Ils entreprennent de le dégager du sol et découvrent avec stupéfaction une tête étrange : un visage triangulaire les considère, doté de sourcils et d’un nez en forme de T, avec deux yeux au regard fixe et droit, rendu par de larges cercles concentriques.

Cette tête appartient à un géant de 2,4 mètres que les archéologues ont réussi à reconstituer à partir de milliers de débris, ainsi que 23 autres statues colossales qui ne ressemblent à rien qu’on ait vu ailleurs dans le monde. Ces statues ont 3 000 ans, une nécropole du même âge a été mise au jour autour d’elles, rassemblant 30 tombes abritant des hommes et des femmes en position assise ou à genoux…

Cette découverte témoigne d’une culture extraordinaire en Sardaigne à l’âge de pierre, désormais appelée civilisation nuragique. Elle a débuté 1 800 ans avant Jésus-Christ et a perduré pendant 1 000 ans.

Mamuthones et Issoadores

Initié par son père, Daniele Mameli crée les masques que porteront les futurs Mamuthones et Issoadores. © Emmanuelle EylesSous une pluie devenue torrentielle, des hommes et des femmes ramassent précieusement des braises du grand feu et les transportent, sous le manteau, dans tout le village, où 49 énormes tas de souches attendent d’être allumés au feu béni.

La foule s’ébroue joyeusement et les suit dans les quatre directions, comme chaque année depuis leur naissance. En quelques heures, une fumée odorante envahit tout le village, ajoutant encore à son mystère, tandis que, près des feux, rougeoient çà et là des tombes et caveaux paléolithiques, creusés à même le granit.

« Pour moi, c’est carnaval tous les jours de l’année ! » s’exclame Daniele Mameli, artisan de masques comme son père et son grand-père. « Aussi loin que je me souvienne, ils font partie de ma vie ! Mon père m’a appris comment les sculpter et j’aime alterner entre les masques sombres et terrifiants des Mamuthones et les blancs souriants des Issoadores»

L’atelier de Daniele est comme habité : des visages de bois, des vieilles souches et des icônes y cohabitent, sous un manteau de sciure d’aulne et de poirier.

« Quand je commence un masque, j’entre dans une sorte de transe, je me connecte aux artisans du passé pour rester fidèle à leur travail, tout en y mettant ma patte et la personnalité de celui qui me l’a commandé. Personne ne sait à combien de milliers d’années remontent ces masques et traditions, car les traditions antiques n’ont pas laissé d’écriture, mais c’est un honneur sacré pour moi de les perpétuer », poursuit Daniele, en regardant son dernier-né, vissé sur l’établi.

N’y tenant plus, je demande : « Pourquoi les masques noirs des Mamuthones sont-ils effrayants ? Et qui sont les Mamuthones et Issaodores ? » À ce moment-là, comme par enchantement, Gianluigi Paffi, guide et spécialiste des traditions du village, entre dans l’atelier, un masque de Mamuthone à la main. Il explique avec passion :

« On ne voit jamais les Mamuthones sans les Issoadores. Ces figures qui nous viennent tout droit de l’Antiquité sont complémentaires. Le Mamuthone est sombre comme l’hiver qui se termine, son masque est terrifiant pour repousser les mauvais esprits. Il porte 30 kilos de cloches sur le dos, car les cloches sont depuis toujours un élément apotropaïque : elles éloignent les énergies négatives et favorisent l’année agraire et pastorale à venir. Le manteau est une peau de mouton, en hommage à ces animaux auxquels nous devons notre survie depuis la nuit des temps. Ils sont encore trois millions aujourd’hui en Sardaigne, soit deux fois plus nombreux que nous ! » Il pose son masque à la courroie de cuir rompue et poursuit : « Les Issoadores représentent le printemps, la renaissance, la fertilité. Ils portent des grelots aux sons joyeux, sur la tête ils ont le foulard fleuri des femmes et la casquette des hommes. Avec leur lasso ils “attrapent” les jeunes femmes, car leur lasso porte bonheur et rend fertile… »

Rugero Mameli, le père de Daniele, se joint à nous, hochant gravement la tête, il ajoute :

« Ces masques ont été créés pour répondre à une volonté vieille comme le monde, celle de s’attirer la bienveillance des éléments qui nous entourent. La danse que vont faire les Mamuthones demain est semblable à la danse de la pluie des Indiens d’Amérique ou encore à celle de certaines tribus d’Afrique : il s’agit d’un rituel propitiatoire pour l’année à venir, aussi bien pour les futures récoltes que les futures naissances. »

Il fait nuit lorsque nous sortons de l’atelier, des feux de joie rougeoient tout autour de nous, entretenus par des grappes de villageois, en dépit de la pluie tenace.

« Cette fête, c’est notre soupape ! » s’écrie un jeune gars, en me tendant un verre de vin rouge et sucré, « elle nous permet de rompre l’isolement dû à l’hiver et de se tenir les coudes pour la saison à venir ! »

Les rires et la musique résonneront tard dans la nuit, dans tout le petit village odorant.

Un sacerdoce de costume

Le lendemain, dès le début de l’après-midi, tout le monde est sur le pont : les touristes et les habitués font les cent pas devant le portail en métal qui leur cache les Mamuthones et Issoadores en cours de préparation, tandis que d’autres se positionnent déjà le long des rues principales.

Guidée par Baptiste qui connaît le chef de l’association des Mamuthones, j’ai l’autorisation de frapper au fameux portail de métal, lequel ne tarde pas à s’ouvrir, nous laissant rentrer prestement…

Ce qui s’offre alors à ma vue est de toute beauté : des hommes bruns, de tous âges et coiffés de bérets, s’aident les uns les autres à porter de lourdes cloches pour les déposer avec soin dans l’herbe. D’autres palabrent joyeusement dans une pièce sombre où sont suspendues des centaines de peaux de moutons bruns et choisissent celle qui leur est le mieux adaptée.

Dans une grande salle, sur une table dressée, des pâtisseries préparées par les femmes du village, ainsi que du vin du village les attendent. Quand chacun a choisi sa peau et ses cloches, ils s’aident à tour de rôle, s’y mettant à deux pour accrocher les cloches dans le dos du troisième.

Je m’approche d’un jeune homme qui ferme les yeux chaque fois que les deux aînés accrochent une sangle supplémentaire de cloches et lui demande comment il se sent. Il s’appelle Marcello, il est menuisier au village. Il confie :

« J’ai du mal à respirer à cause des sangles, mais c’est normal, je vais m’y habituer. Je suis heureux de pouvoir revêtir ce costume, car l’année dernière, pour la première fois depuis mes sept ans, tout a été annulé avec la Covid, et ce rituel m’a manqué. Cette fête fait partie de mon ADN et conditionne toute l’année qui suit. Quand je deviens Mamuthone, je fais un bond en arrière de plusieurs milliers d’années et je réveille une énergie très puissante. C’est une sensation unique de disparaître derrière un masque et de devenir un Mamuthone parmi d’autres Mamuthones. »

Joignant le geste à la parole, il ajuste sa casquette et pose enfin le masque sur son visage. Un masque noir, grimaçant, au nez immense. Le jeune homme a effectivement disparu, ses mains fines ajustent un foulard pour maintenir le masque et il poursuit d’une voix changée :

« L’air ne circule pas très bien, et tout cela déclenchera bientôt un état de conscience modifiée qui fait partie de l’expérience, surtout quand on danse avec les cloches sur le dos ! » Tous les hommes de la cour se sont maintenant métamorphosés en Mamuthones et Issoadores.

Lorsque je demande à la ronde pourquoi il n’y a pas de femme parmi eux, un Mamuthone à la voix métamorphosée me répond :

« Dans l’Antiquité, les hommes avaient besoin de se métamorphoser pour entrer en contact avec la déesse mère qu’ici on appelle “Madre Za Dia”. Les femmes sont fertiles et donnent la vie : elles sont donc directement connectées à la Madre Za Dia et n’ont pas besoin de ces masques et danses. »

Qui m’a répondu ? Je ne le saurai jamais, mais cette réponse reste gravée et je n’ai même pas besoin de la noter. Certains Mamuthones sautent à pieds joints, pour faire sonner leurs cloches, et derrière le portail, la rue entière cesse de parler. Dans un silence impressionnant, le portail s’ouvre et le cortège se montre aux yeux de tous.

Les Issoadores donnent le pas et sautent avec légèreté, faisant teinter leurs grelots. Puis c’est au tour des Mamuthones de faire un pas chassé vers la gauche, de sauter et taper du pied, faisant résonner des centaines de cloches énormes en même temps.

Cette danse tellurique se dirige vers le feu de la place de l’église et tout le village lui emboîte le pas, comme la veille derrière le prêtre.

« Cette danse étrange et saccadée, elle remonte du fond des âges », me glisse Manuela avec fierté, « de leurs pas, les Mamuthones réveillent la terre et appellent le printemps. L’année 2023 va être magnifique ! »

Le mythe sarde de Sant’Antonio Abate


D’après la légende sarde, Sant’Antonio était un ermite et l’on raconte que les hommes lui ont demandé de les aider à se nourrir et lutter contre le froid, car lui seul savait où récupérer du feu. Sant’Antonio est donc allé trouver un berger auquel il a demandé un petit cochonnet bien dodu, puis il a cueilli une longue tige creuse de férule et il est descendu taper à la porte de l’Enfer.

De nombreux diables ahuris lui ont alors intimé l’ordre de repartir… Puis, voyant le cochonnet, ils ont immédiatement souhaité le rôtir et le dévorer. Ainsi entré, Sant’Antonio a posé le cochonnet au sol, lequel s’est mis à courir et grogner dans tous les sens, mettant l’Enfer sens dessus dessous.

Pendant ce temps, Sant’ Antonio s’est approché du feu avec sa férule et il y a glissé des braises. Épuisés par l’énergie du cochonnet, les diables n’ont pas été longs à lui demander de repartir et c’est ainsi qu’il est remonté sur Terre avec des braises qu’il a données aux hommes.

Emmanuelle Eyles (INREES)

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s