De George Sand, on connaît surtout l’œuvre foisonnante, les amours chaotiques, le cercle intellectuel brillant et le féminisme avant-gardiste, mais nettement moins l’art du fantastique. De fées frivoles en cristal magique, rencontre avec la dame de Nohant métaphysique.
George Sand, nom de plume d’Aurore Dupin, par mariage baronne Dudevant, est née à Paris le 1er juillet 1804 et morte au château de Nohant-Vic le 8 juin 1876. Entre les deux, une vie majeure. De celles qui n’entrent pas dans les cases. Romancière prolifique, elle est aussi l’auteure de nouvelles, de contes, de pièces de théâtre et de textes politiques.
De double ascendance, populaire et aristocratique, elle est une femme plurielle, une personnalité tissée d’ambiguïté. Bien sûr, on épingle ses amours tumultueuses avec Jules Sandeau, Alfred de Musset, Frédéric Chopin ou Marie Dorval, pour ne citer qu’eux.
Éreintée par la misogynie de Baudelaire et Barbey d’Aurevilly, George Sand nourrit pourtant passionnément la vie intellectuelle de son temps en accueillant au Domaine de Nohant Franz Liszt, Honoré de Balzac, Gustave Flaubert, Marie d’Agoult, Eugène Delacroix, Henri Chapu…
Elle entretient une riche correspondance avec Victor Hugo. Mais elle déborde les portraits que l’on tire d’elle. Pionnière du gender fluid, devenue George, elle cultive l’art du travestissement jusqu’au vertige (bien au-delà de l’habit, redingote et cravate en laine), telle une liberté de dédoubler sa personnalité à l’envi. Elle est
« comme un de ces petits coffres précieux à secrets », écrit Pierre Dubois, en préface des Nouvelles féériques(1). Et de (se) questionner : « Y aurait-il tant d’âme dans ce cœur si menu pour contenir tant et tant de vies différentes ? »
Cette vie à facettes vibre « magiquement » dans sa demeure de Nohant, ouverte au public.
Une vie fantastique
Épique, George Sand l’est assurément ! Tout à la fois fée Morgane et Cendrillon, elle ramène son âme bucolique, pétrie de nature et de légendes du Berry, dans les beaux salons. Aurore cultive la lumière, autant qu’elle traverse l’ombre… Son existence est trouée de pertes : « Mon cœur est un cimetière », écrit-elle en 1849.
Peut-être est-ce pour renaître de ses cendres qu’elle alchimise la destinée humaine en épopées initiatiques ? Au passage, elle dévore la vie, en ogresse insatiable : « Je m’amuse à en être éreintée », reconnaît cette résiliente notoire.
Avant-gardiste, George Sand jouit d’une forme de prescience. Ainsi, affichant un engagement politique socialiste précoce, elle se méfie des excès de l’industrialisation et de la machine à broyer l’humain.
Écoféministe bien avant l’heure, elle prend la défense des arbres de la forêt de Fontainebleau et s’insurge contre la surexploitation des ressources. Sur un plan subtil, elle entrevoit le futur de la physique quantique, découvrant dans l’infiniment petit la magie des fractales et l’interconnexion des particules du monde.
« Chaque joyau de ce vaste écrin a sa valeur sans rivale, et l’esprit qui ne peut associer dans son amour le grain de sable à l’étoile est un esprit infirme, ou faussé par la trompeuse notion du réel », peut-on lire dans Laura ou voyage dans le cristal.
Entre métaphysique et mystique, elle a aussi l’intuition d’une conscience délocalisée, qui survit à la mort du corps.
Graphologue intuitive, débusquant l’Être dans les pleins et les déliés de l’écriture, elle se plaît à questionner les dessous de la personnalité. Mieux, elle les métaphorise en parsemant ses récits de descentes dans des gouffres abyssaux, augurant de l’inconscient, cher à la psychanalyse.
Le goût de cette âme ensauvagée pour le mystère et les frontières poreuses entre le visible et l’invisible nourrit son attrait pour les histoires fantastiques, aspect moins connu de son œuvre, pourtant prégnant, bien au-delà de La mare au diable.
Ainsi, au fil de ses Nouvelles féeriques se dévoilent un voyage au cœur du cristal, une fée aux gros yeux, un géant de pierre, un Orgue du Titan, une reine grenouille, des visions nocturnes et autres images de l’étrange…
« Tout est fête, magie et richesse dans la nature, sous les pieds de l’homme comme au-dessus de sa tête », poétise George Sand.
Entre métaphysique et mystique, elle a aussi l’intuition d’une conscience délocalisée, qui survit à la mort du corps.
Materia Prima
La cosmogonie « sandienne », loin d’être évanescente, puise sa source dans la terre, « principe fondamental de son imagination », souligne Sylvie-Victoire Veys. Porteuse d’une vision animiste du monde, cette terrestre si terrienne enracine « le poème des magies champêtres », comme elle aime à dire, dans la Terre mère nourricière et primitive, fil rouge de son œuvre.
Cette Materia Prima alchimique permet un avenir, infini même, puisque tout ce qui y meurt revit sous une autre forme. Dans La Fée Poussière, une fée emmène pendant son sommeil une enfant sous la terre et lui montre la fécondité de la poussière d’étoiles terrestre, « fabrique » de l’Univers tout entier.
« Ces vivants qu’on appelle des personnes, ne t’en déplaise, sont nés de moi et retourneront à moi », confie la fée à l’enfant. Dans une poignée de terre, « il y avait de tout : de l’air, de l’eau, du soleil, de l’or, des diamants, de la cendre, du pollen, des coquillages, des perles, de la poussière d’ailes de papillon […] du fer, du bois, et beaucoup de cadavres microscopiques ». Au-delà de ce conte, on retrouve cette plongée initiatique dans le monde souterrain, subtil écho au mythe d’Orphée (même si George Sand en bouscule les codes), au cœur d’autres récits : Consuelo, Laura…
La symbolique de cette descente renvoie aussi au creuset des alchimistes : l’enjeu est de plonger en soi pour s’éveiller à sa nature. Ainsi, transmuter sa pierre intérieure afin d’en faire de l’or : en langue des oiseaux, Laura signifie « L’or a ». Sur un plan plus concret,
« la vie sous terre est représentée comme la forme libre et affranchie des convenances qui règnent sur la terre », précise Sylvie-Victoire Veys.
Une émancipation qui parle à l’âme et au cœur d’Aurore Dupin, follement éprise de liberté ! Le choix de son pseudonyme « George » (écrit avec un s au début de sa carrière) célèbre son indéfectible lien à l’élément terre : étymologiquement, il signifie « celui qui travaille la terre ».
C’est là sa nature… Elle y puise sa conscience écologique, bien avant que celle-ci ne fasse les gros titres de la presse ! Pour Léon Cellier, spécialiste de l’épopée romantique, George Sand est la « fille spirituelle de Rousseau ». Elle déclare poétiquement :
« Embrasse la terre, elle t’aime […] Et la nature c’est toi-même. » Si elle bouture le sauvage dans ses écrits, elle est aussi une ardente militante, prédisant nos impasses écologiques : « Les appétits de l’homme sont devenus des besoins impérieux que rien n’enchaîne, et si ces besoins ne s’imposent pas, dans un temps donné, une certaine limite, il n’y aura plus de proportion entre la demande de l’homme et la production de la planète », écrit-elle.
Un credo d’une actualité criante !
Contes quantiques
Ses histoires fantastiques, atypiques, cristallisent cet élan « nature » et la trace mémorielle des légendes du terroir, alliés à son imagination novatrice. Le classicisme se mêle allègrement à l’occultisme, au mysticisme, à l’illuminisme.
Selon les récits, le ton varie. Certains relèvent du fantastique au sens propre : le surnaturel y est prompt à dérouter la raison, comme c’est le cas dans Laura ou voyage dans le cristal.
Alexis, malheureux prétendant au statut social défavorisé, par amour de sa cousine Laura, se laisse entraîner par celui qu’il croit être le père de celle-ci dans une équipée héroïque vers un souterrain enchanté, débouchant sur le centre de la Terre :
« Une grosse géode dont notre écorce terrestre est la gangue et dont l’intérieur est tapissé de cristallisations admirables. »
Plus étonnant, le héros semble manier le rêve lucide : il est, apprend-on, l’acteur et le metteur en scène d’un rêve éveillé, et il lui arrive de ne plus distinguer le « rêvé » du « vécu ».
Alexis perçoit les couches du temps, dans une vision quantique où s’imbriquent plusieurs niveaux de réalité. Il voit ainsi se succéder des événements accélérés, séparés par des trous dans l’espace-temps, où apparaît le spectre de sa bien-aimée :
« Ne crains rien : dans le monde où nous sommes, la pensée marche et les pieds suivent », le rassure-t-elle.
Dans d’autres contes, le merveilleux sert de voile à un… dévoilement des prodiges de Dame nature : par exemple, éloge de l’étrangeté des formes de la vie marine (Le Gnome des huîtres) ou de la beauté des minéraux dont l’écrivaine est fine connaisseuse (Le Marteau rouge).
Funestes fées
Quand George Sand verse dans les contes de fées classiques, rendant hommage à la trame des contes du Merveilleux, sa féerie se révèle bien souvent très… anti-féerique, tant elle prend plaisir à dynamiter les conventions du genre.
Dans La Coupe, point de « bonnes fées » : sous sa plume, elles sont frivoles, capricieuses, rancunières.
« George Sand met en scène des fées de carton doré dont la baguette magique connaît de singulières pannes. Elles ont perdu le pouvoir absolu – véritable critère de la féerie – consistant à réaliser à volonté la mutation de la matière. Plus de métamorphose, seulement des illusions », relève Francis Lacassin, autre préfacier des Nouvelles féeriques.
Ici, le dédain des fées envers les humains s’apparente à de la jalousie : immortelles et sans besoin, elles ne peuvent aimer ni être aimées. Certaines, face au spectacle du bonheur amoureux des héros Herman et Bertha, préfèrent boire à la coupe qui supprime l’éternité et leur ôte la vie. « La mort, c’est l’espérance. » Ce qui donne tout son poids à l’existence.
On peut y voir une allégorie de l’effritement du pouvoir… ou une préfiguration des limites mortifères du transhumanisme. Pas de doute, les histoires que George Sand nous a léguées nous tiennent Éveillés. Et Marie-Cécile Levet, spécialiste du paysage dans l’œuvre de George Sand, de conclure :
« Grâce à la littérature le merveilleux est bien réel. »
Destin karmique
Dans Le Chien et la Fleur sacrée, nouvelle féérique fondée sur la métempsycose, Sir William se remémore son destin d’éléphant sacré, tandis que M. Lechien évoque ses vies antérieures de fleur blanche, ratier pure race et truite, poursuivant le fil de son évolution du règne végétal au règne animal.
Une « loi divine » de progression souvent ralentie par des fautes susceptibles d’interrompre « la carrière d’une âme en voie de transformation », écrit-elle, en écho au karma. Dans une envolée métaphysique, George Sand évoque la possibilité d’une conscience non localisée, dans Laura ou voyage dans le cristal. Le héros, grandi par sa quête « souterraine », dit :
« Nous avons deux âmes : l’une qui vit en nous et ne nous quitte pas, l’autre qui vit hors de nous… La première nous sert à vivre transitoirement et s’éteint en apparence avec nous ; la seconde nous sert à vivre éternellement, et se renouvelle sans cesse avec nous, ou plutôt c’est elle qui nous renouvelle, et qui fournit, sans s’épuiser jamais, à toutes les séries de nos existences successives. » George, êtes-vous là ?
(Source : INREES)